JEUDI 1 JUILLET 2021
PARIS
Mesdames, messieurs,
Ia ora na.
L’histoire du Pacifique au XXè siècle, et en particulier celle de la Polynésie française, se confond à partir de 1960 avec celle de l’essor du nucléaire militaire.
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, la France engage très vite des travaux visant à se doter, à terme, d’une force de dissuasion. Dans un environnement dominé par les deux blocs que sont les USA et l’Union Soviétique. La France du Général De Gaulle, soucieuse d’indépendance nationale, ambitionne de disposer à son tour de l’arme nucléaire comme d’un instrument à la fois d’influence politique et d’équilibre des forces, mais aussi de protection de son territoire national. Cette quête fut élevée au rang de cause nationale et a permis à notre Pays de s’asseoir à rang égal à la table du Conseil de sécurité de l’ONU.
Initialement implanté dans le Sahara, le centre d’expérimentation est délocalisé dans le Pacifique dès 1963 en raison de l’accès à l’indépendance de l’Algérie. En 1964, la commission permanente de l’assemblée territoriale de Polynésie française confirme la cession sans contrepartie des deux atolls choisis par le Général De Gaulle pour accueillir les sites.
Ainsi, de 1966 à 1996, 193 essais nucléaires, dont 46 essais aériens, ont été réalisés sur les sites de Moruroa et Fangataufa.
La mise au point de cet arsenal nucléaire français a nécessité le déploiement de milliers d’hommes, militaires comme civils venus de métropole ou recrutés localement pour le besoin des sites d’essais.
L’impact économique a été systémique, équivalant aux effets provoqués par la découverte d’un puit de pétrole dans une région rurale de 100 000 habitants.
En moins de 5 ans, la Polynésie a pour ainsi dire changé de siècle et de paradigme : le centre d’expérimentations du Pacifique (CEP) a ouvert le territoire à la modernité, et développé rapidement le marché du travail réorienté vers le salariat et le secteur tertiaire. Ainsi, à titre d’exemple, en 1967, les transferts financiers de l’État atteignent 70 % du PIB.
Sans la préparer, le CEP a projeté la Polynésie dans un nouveau monde avec une brutalité imparable.
Il a aussi porté dans son sillage les germes puis les conséquences irréversibles d’une déstructuration de la société traditionnelle polynésienne sur le plan familial, des valeurs, du travail et des croyances.
Les flux migratoires sans précédent constatés entre les iles et Tahiti ont été massifs. Ils ont généré l’apparition de ghettos sociaux aux périphéries de Papeete pour une grande partie des populations déracinées.
La Polynésie française connaîtra une nette transformation de ses modes de vie et opérera une transition démographique accélérée. Les changements se caractérisent, à la fois, par leur rapidité mais aussi par leur intensité.
En 1992, alors qu’un moratoire sur les essais nucléaires a été acté par le président François Mitterrand, la Polynésie engage une réflexion sur l’avenir économique et social du Pays afin de donner une perspective de réorientation de l’économie polynésienne sur une période de 10 ans. Une loi d’orientation et deux contrats de développement de 5 ans donnent corps dès 1994 à ces réflexions.
Jacques Chirac crée le 25 juillet 1996, dans un contexte encore tendu par suite des émeutes de 1995 et de l’incendie de la ville de Papeete après la reprise des essais, le Fonds pour la reconversion de l’économie polynésienne. Ce Fonds créé pour 10 ans de 18 milliards de FCFP (151 millions d’euros) par an, était destiné à accompagner le développement économique de la Polynésie et rééquilibrer les équipements et infrastructures des îles oubliées. En 2002, avant sa visite officielle en Polynésie, il transforme ce fonds en une “Dette nucléaire”, en créant la Dotation Globale de Développement Économique (DGDE).
Lors des Etats-Généraux des Outremers en 2009, un atelier est consacré à la question du post nucléaire. Les conclusions et recommandations restent, pour la plupart, d’actualité … plus de 12 ans après.
En 2011, Nicolas Sarkozy transforme la “Dette nucléaire” en trois dotations financières. Cette réforme sera accueillie en Polynésie comme un manquement à la parole donnée et un recul de l’autonomie. Les dotations n’étaient plus liées explicitement à la contribution de la Polynésie à la protection de la souveraineté nationale mais votées comme une dotation simple à une collectivité locale soumise à l’appréciation annuelle du Parlement.
Durant ces années, les associations de défense des intérêts des anciens travailleurs et des victimes du nucléaire, Moruroa e tatou, Tamarii Moruroa et 193, s’activent en Polynésie, pour dénoncer les lenteurs et les complexités des procédures d’indemnisation individuelle, pour réclamer des études sur les maladies transgénérationnelles et diverses autres formes de réparations.
Puis, dernièrement la publication du livre Toxique a ravivé les esprits et provoque une nouvelle crise de confiance des Polynésiens envers l’Etat.
En mai dernier le Ministre des Outremer, Monsieur Sébastien Lecornu affirmait : « nous n’avons pas peur de la vérité, au contraire, nous la voulons, et surtout nous souhaitons assumer…. Pour nous, assumer, c’est faire rencontrer la vérité d’une part et la justice d’autre part ». Fin de citation. Par cette image biblique de la rencontre de la justice et de la vérité, le Ministre touche le cœur des Polynésiens.
Aussi, la France doit, comme elle a su le faire sur d’autres sujets sensibles, marquer sa différence, sa force morale et son engagement au nom des valeurs humaines et citoyennes qui la constituent.
Ce travail de reconnaissance par la République n’est pas un long fleuve tranquile, je le reconnais. Tout d’abord, admettre que l’irradiation fut manifeste, à des doses qu’il reste à justifier fait partie de ce chemin de croix
Aussi, à l’instar du minutieux travail de mémoire qui a été engagé autour de l’Algérie par l’Élysée, il serait justifié de prolonger cette réflexion avec la Polynésie française et la mémoire des essais nucléaires. En effet, déployer une démarche mémorielle basée sur la vérité historique des faits aurait un impact politique considérable en Polynésie française. Le travail mémoriel n’est pas une fin en soi, il sert de rails au cheminement. C’est pour nous un devoir de transmission et de laisser cet héritage aux enfants.
D’ailleurs, pour mémoire, le Général De Gaulle, dans un discours prononcé à Tahiti en 1966, disait : « (…) il est vrai que la Polynésie Française a bien voulu être le siège de cette grande organisation… Il y a d’ailleurs si j’ose dire, une compensation. Le développement qui accompagne cette organisation du centre est éclatant. Ce qui doit suivre ne le sera pas moins ».
Nicolas Sarkozy, avec la loi dite Morin, disait : « Je vous avais promis d’assouplir les conditions d’application de cette loi, afin que l’ensemble de l’île de Tahiti soit couverte, et que la liste des maladies retenues soit élargie…. Je souhaite que nous puissions regarder en face toute notre histoire, sans en occulter les éventuelles zones d’ombre.. ».
François Hollande s’est illustré pour avoir reconnu les conséquences environnementales, sociales et sanitaires des essais nucléaires. Il a également reconnu l’inefficience de la loi Morin. Et, il a sanctuarisé la Dotation Globale d’Autonomie, engagé un contrat de redynamisation de 6 sites de Défense et soutenu la création d’un institut d’archives et de documentation sur le nucléaire appelé « Centre de mémoire sur les essais nucléaires ».
En Juillet 2019, à l’initiative du Gouvernement de la République et du Président Emmanuel Macron, « La République reconnaît la mise à contribution de la Polynésie française… Les conditions d’indemnisation (…) sont fixées conformément à la loi. L’État accompagne la reconversion économique et structurelle de la Polynésie française ».
Nous constatons que tous les présidents de la République, depuis De Gaulle, ont tenu des propos assurant qu’ils se sentaient concernés par la situation de la Polynésie française sur le sujet nucléaire.
Mais, force est également de constater que les actes n’ont pas toujours été à la hauteur des intentions, puisque « des zones d’ombres » persistent en 2021 malgré les déclarations faites, notamment en 2010, par le Président Sarkozy que j’ai cité tantôt.
C’est ce « caillou dans la chaussure » qui demeure et que j’évoque souvent pour imager les relations entre l’Etat et la Polynésie française. C’est ce caillou que je souhaite voir disparaître, car il met les Polynésiens en confrontation entre eux-mêmes, et en confrontation avec l’Etat.
Les zones d’ombres font le lit des associations polynésiennes pour dénoncer « un mensonge d’Etat ».
Nous formulons l’espoir que tous les esprits sont désormais mûrs pour reconnaître la vérité et rien que la vérité sur le sujet nucléaire.
L’apaisement, la confiance et la reconstruction ne sauront être admis par les Polynésiens que si l’exercice de vérité est sincère et exhaustif.
Cette rencontre de haut niveau voulue par le Président de la République, Emmanuel MACRON, nous oblige et ne nous laisse aucune alternative autre que celle de la vérité
Assumer la vérité, ce n’est pas un acte de faiblesse ou de subordination.
C’est un acte de dignité, de grandeur d’âme et de responsabilité.
Merci à tous les participants pour leur contribution et le temps qu’ils ont accepté de consacrer à ce sujet.
Les polynésiens nous regardent et nous ne devons pas les décevoir
Je vous remercie de votre attention.